Diverses disciplines œuvrent à imaginer le futur et à parfois le mettre en récit : prospective, design spéculatif, analyses de risques, world building, etc. Le récit fictionnel porte en lui un atout aussi simple que capital : il est accessible au plus grand nombre. Nul besoin de connaissances préalables pour imaginer et écrire des histoires. Nous le faisons depuis l’enfance.
Le terme « récit » mérite qu’on s’y attarde, tant il est utilisé aujourd’hui. Certains l’utilisent pour désigner leur aspiration à l’écriture d’une sorte de mythe unique suffisamment rassembleur, un « nouveau récit », qui ferait office de ligne d’horizon pour guider une société vers un nouveau modèle. Ceci n’est pas sans rappeler les récits étiologiques (mythes fondateurs, des origines, de la création, etc.) que les communautés humaines ont toujours fabriqué en conjuguant savamment fiction et éléments authentiques. S’il est destiné à légitimer et à préserver le groupe en le rattachant à un passé porteur de sens, ce grand récit mobilisateur a aussi souvent sous-tendu des volontés politiques de soumission et d’acculturation, voire des idéologies.
C’est pourquoi notre approche (chez futurs proches et pour ces ateliers menés pour la HES) fait à l’inverse le pari de cultiver la pluralité et la diversité des récits fictionnels, comme autant d’alternatives et de champs des possibles. Ils répondent au schéma narratif classique : une situation initiale connaît un élément perturbateur, puis diverses péripéties amènent au dénouement et à la situation finale, révélatrice d’une transformation du protagoniste. Leur multitude et diversité nous paraissent plus riches qu’un grand récit prétendument rassembleur
Pourquoi utiliser des récits fictionnels pour imaginer le futur ?
Le récit fictionnel a le net avantage de ne pas entrer directement dans le vif d’un sujet parfois complexe ou polémique. Il permet un pas de côté. En faisant appel à l’émotion, aux images, à l’identification à un personnage, le détour par la fiction a la capacité de rendre saisissable une situation habituellement inaccessible à la raison. Le collectif italien Wu Ming l’explique très bien quand il affirme que « les histoires sont efficaces précisément parce qu’elles ne s’adressent pas à une partie de la raison, mais qu’elles connectent des émotions et des visions du monde, des faits et des sentiments ». Ainsi, sur un sujet extrêmement complexe, le changement climatique, par exemple, la fiction permet d’en saisir les enjeux et leur dimension systémique dans un processus simple et accessible.
Tout aussi important, le récit fictionnel permet de sonder et de préparer les consciences à un changement. En dessinant les contours de plusieurs possibles, le plus souvent éloignés de la situation actuelle, nous nous entraînons sans risque à d’autres façons de faire société ensemble. Le récit fictionnel est un formidable outil de projection sans danger : imaginer, par exemple, des personnages évoluant dans une France avec une rupture des services publics est plus facile que de le vivre réellement. En y projetant des personnages, on peut l’anticiper, et peut-être agir en conséquence. En cela, le récit peut devenir performatif, c’est-à-dire qu’il peut contribuer à transformer le réel. Contribuer seulement, car bien que nécessaire, il n’est évidemment pas suffisant pour agir sur celui-ci. Il vient en complément d’autres approches et outils de trans- formation sociale.
Le récit fictionnel permet d’exprimer et de collecter ce qui flotte dans l’air du temps. Selon Corinne Morel-Darleux, « la fiction est un soft power politique, elle permet de contribuer à une certaine ambiance dans la société, qui la rendra plus ou moins sensible à la mise en place d’actions de résilience, de résistance, de reliance et de renouveau ». Lorsque le récit est écrit par des citoyens, le processus permet de capter ce qui est en germe dans la société. C’est un moyen, accessible, à moindre coût et qui plus est ludique, d’explorer le « niveau » de réflexion des gens sur une thématique donnée. Il permet d’en déduire le degré de compréhension de certains enjeux et témoigne ainsi de la capacité d’un groupe à aller de l’avant ensemble.
Enfin, le récit fictionnel, surtout proposé sur un mode collaboratif, est un formidable outil créateur de lien social. En participant à des moments de créativité et d’imagination du futur de leur territoire, une relation intangible se crée entre les participants. Difficilement mesurable, cette dimension est fondatrice pour prétendre faire société ensemble.